Je n'étais entré dans ce bar-tabac que pour acheter des cigarettes et, le froid aidant, je décidai de m'attarder un temps devant un café bien chaud. Même si le patron avait fini par me reconnaître avec le temps, ce n'était pour moi qu'une étape temporaire, rendue obligatoire par ce vice qui me colle à la peau. Je choisis donc de ne pas rester au comptoir, n'ayant guère de goût pour les discussions inutiles entre parfaits inconnus. Quitte à refaire le monde en long et en large, autant le faire avec des personnes que l'on pourra railler quelques jours plus tard pour le peu de cas que l'histoire fit de leur opinion fondamentale. Accessoirement, l'on pourra se targuer d'avoir vu juste, si un jour une telle chance nous échoie. Ajoutez à cela une certaine dose de fainéantise, et vous ne serez pas surpris d'apprendre que c'est à une table proche de l'entrée, la plus proche de moi en fait, que je choisis de m'asseoir.
De là, je pouvais à loisir observer les aller et venu des personnes qui, comme moi, ne venaient en ce lieu que pour se perdre dans un quelconque vice. Pour les uns, ce sont les tiges à cancer, phallus de substitution qui ne hantent l'esprit que des psychologues de pacotilles. Les autres, eux, ne jurent que par les cartes à gratter, espoirs illusoires qui ne musclent pas même les doigts. Comble de chance, l'entrée du lieu n'étant pas à l'angle, je voyais aussi évoluer les habitués, ces ombres étranges qui laissent leur esprit à la porte, n'amenant dans ce purgatoire moderne que leur corps. Déchargés des soucis du quotidien par le franchissement de l'huis, ces êtres d'ordinaire fermés s'ouvraient soudain au monde miniature qui les entourait ; d'aucuns mêmes y riaient. Et ils l'auraient sans doute tous fait s'ils avaient eu connaissance de mes pensées, car moi-même, simple voyageur cherchant à se réchauffer, c'est une bière que je me surpris à commander, en lieu et place de la boisson chaude que je m'étais imaginé désirer.
Mon regard allait des uns aux autres, tandis que mes pensées, plus paresseuses, s'attardaient loin de là, cherchant à deviner ce que ce jeune chanceux, depuis longtemps disparu à ma vue, allait bien faire de ces quelques sous gagnés au prix d'un simple mouvement d'ongle. Je n'avais toujours pas décidé s'il s'achèterait un CD ou s'il emmènerait une quelconque amie au cinéma, que déjà mon verre était vide. Je m'apprêtai donc à quitter l'oubli de ce lieu, lorsque mes yeux appelèrent mon esprit à la raison. Quelque part, à la limite de ma perception, une femme se dirigeait vers mon repaire éphémère. Après l'avoir regardée un instant, je me retournai vers l'intérieur de la salle, grondant mes sens pour m'avoir détourné injustement de ma sage décision... et appelant le garçon, lâchant un "la même chose s'il vous plaît" que je n'entendis qu'à grand peine. D'un pas décidé, l'inconnue venait d'entrer, et c'est les yeux posés sur elle que je lâchais les trente deniers que me coûterait cette seconde bière.
Son manteau, maintenant posé à ses côtés sur une chaise, cachait habituellement un corps qui, bien que n'ayant rien de commun avec celui des beautés glacées que l'on nomme ''top-modèles'', n'avait guère à leur envier. Harmonieusement dessinées, et somme toute bien proportionnées, ses courbes étaient faites pour que nos yeux glissent sur elles sans relâche ni fatigue. Telles de mystiques aimants, elles attiraient le regard qui, glissant dans le val sans fin qui cherchait en vain à séparer sa généreuse poitrine en deux éléments distincts, se retrouvait happé par sa taille bien découpée, tels des grains de sable dans un sablier. C'est fort logiquement qu'il se retrouvait alors posé sur ces hanches, ni trop ni pas assez enrobées, que la table située devant la sublime inconnue ne me cachait pas entièrement.
Cependant, il ne pouvait y avoir que cela, car il faut le dire, son manteau, telle une coquille d'huître, savait admirablement cacher la perle qu'il contenait ; mes yeux n'avaient assurément pas pu deviner ce qu'il cachait, et je serais parti depuis longtemps si elle n'avait eu quelque chose de plus. D'autant que je ne suis pas du genre à m'attarder sur une beauté humaine, aussi naturelle puisse-t-elle être. Ce furent mes pensées, et le "que venait faire une grâce pareille dans ce monde hors du temps ?", qu'elles me murmuraient, qui m'apportèrent la réponse à cette question que je ne me posais pas. Oui, il y avait une part de grâce dans sa beauté, une part de grâce qu'il était impossible de cerner. Et il y avait ses yeux aussi... ils étaient trop loin pour que j'en voie la couleur, trop loin pour que je note l'intensité de leur regard ; et pourtant, plus je les regardais errer en ces lieux, plus ils me troublaient. Il s'en dégageait une douceur qui dénotait tant avec la dureté du mélange fer et formica des meubles aux formes mal adoucies, qu'elle ne pouvait passer inaperçue.
"Que vient-elle faire en ce lieu de détresse ?" La question revenait sans relâche dans ma tête, tandis que mes yeux refusaient de m'obéir, et n'avaient de cesse de revenir vers cette aura qui dérangeait la froideur des teintes sans saveur qui décoraient murs et sols. Alors que je cherchais une fois de plus à ne pas répondre à mon interrogation aussi muette qu'inutile, je ne pus que sourire en la voyant poser son walkman sur la table, le regardant l'air dépité. Cela faisait des années que, du fond de mes névroses, une voix me susurrait toujours de ne point oublier de prendre des piles. Et si jusqu'à lors cela m'avait permis de ramener, de loin en loin, mon walkman à la vie, je n'avais pas imaginé qu'un jour cela m'aiderait à dépasser ma timidité. Ainsi, ses piles étaient mortes ? Qu'à cela ne tienne, j'en avais à lui offrir.
Avait-elle peur de moi ou, plus prosaïquement, son verre maintenant vide allait-elle renaître à la vie, et sortir d'ici ? Toujours est-il que, alors même que je m'approchais d'elle, elle semblait plier bagage. Qu'importe, elle n'était pas si loin que je n'arrive avant qu'elle n'ait fini et, de toute façon, je n'avais d'yeux que pour les siens, dont le bleu, que je voyais maintenant, m'attirait comme pour noyer mon âme en leur océan.
"Tenez", dis-je une fois à ses côtés, "il me semble que vous en avez plus besoin que moi". Ce faisant, je sortis deux piles de ma poche, et les lui tendis. Si sa surprise me permis de voir pétiller ses yeux, je ne pus que la maudire d'avoir tellement retardé, quelques secondes d'éternité, la découverte de sa voix. Douce et sensuelle, mais beaucoup plus maternelle que charnelle, elle m'envoûta au point qu'il me semble bien que la belle fut obligée de répéter sa question ; "Combien vous dois-je ?" Que répondre à cela ? Je ne connais déjà pas le prix d'un paquet de piles, alors sa moitié ! "Elles ne m'ont rien coûté", mentis-je, "prenez, elles vous dépanneront".
"Merci", fut sa seule réponse. Visiblement, elle n'était guère plus encline à refaire le monde avec un inconnu que je ne l'étais moi-même. J'aurais aimé qu'elle se mette à réciter du Molière, du Baudelaire, ou même le texte de la licence IV affiché quelque part au mur du café. Qu'importe le texte, seule la sonorité des mots, sublimement transformé par sa voix, avait de l'importance pour moi. "Tant pis !", me dis-je en revenant à la réalité. Tout à mes pensées, je l'avais laissé partir sans m'en apercevoir. "Tant pis", me répété-je en allant chercher mes propres affaires, pour m'asseoir à la place qu'elle venait de libérer. Il me restait son parfum, qui emplissait les quelques mètres d'air qui l'avait entourée, tel un amant le ferait de l'élue de son cœur. Parfum étrange, à nul autre pareil, résultat d'une alchimie venue des temps anciens qui acheva de m'enivrer, tandis que je buvais une nouvelle bière.
"Qu'était-elle venue chercher dans ce monde d'oubli ?" Aujourd'hui encore, il m'arrive de me le demander...