C'était sa tenue qui, en premier, attirait les regards. Un étrange mélange entre bourgeoisie et bas quartiers ; comme si après son travail, elle n'avait eu le temps que de troquer ses chaussures à talon et la veste de son tailleur, d'une grande marque assurément, contre une paire de rangers vieillissantes, et un blouson en cuir, qui ne devait guère être plus jeune. Ici, tout le monde la connaissait. Il faut dire que cela fait des années qu'elle vient chaque soir s'installer au bar pour passer la moitié de la nuit, voire la nuit entière, à regarder la jeunesse danser, s'enivrer et draguer. Les trois avec plus ou moins de succès d'ailleurs. Enfin, lorsque je parle de la connaître, c'est de vue uniquement car seul le barman a dû échanger plus de six mots avec elle. Et encore, depuis le temps elle ne doit plus lui servir autre chose que des "comme d'habitude" et "un autre, s'il vous plaît" des plus laconiques. Oh, évidement ! bien des hommes ont essayé de "faire fondre le glaçon", mais tous sont rentrés bredouilles. Même des femmes ont essayé, sans doute encouragées par les échecs masculins. Elles n'eurent pas plus de succès pour autant. D'après la rumeur, des étudiants en robot-technologie lui auraient même présenté l'un de leurs travaux pratiques, arguant que si elle ne s'intéressait ni aux hommes ni aux femmes, seuls les robots avaient encore une chance. Ils ne se firent pas jeter, et furent probablement les seuls à l'avoir un jour vue sourire, mais ce n'en fut pas moins un fiasco. Depuis ce jour, tout le monde la laisse tranquille, et seuls quelques nouveaux venus solitaires, que personne ne pouvait avertir, viennent de loin en loin se heurter au "glaçon de braises". Contrairement à elle, l'inventeur de ce surnom ne doit probablement plus venir depuis longtemps, mais il faut reconnaître qu'il avait de l'inspiration. Après tout, malgré son visage fermé et sa tenue peu conventionnelle, il émanait d'elle une grâce certaine, au point que même son mélange vestimentaire paraisse on ne peut plus naturel, et taillé sur mesure.
.Mais, je te parle là d'un temps qui n'est plus, car un jour l'un de ces nouveaux solitaires dont j'ai parlé changea définitivement la vie de ce lieu. Il n'était pas là depuis plus d'un quart d'heure lorsqu'il s'approcha d'elle, et lui adressa la parole. "Désolé de vous déranger", dit-il en levant la main pour couper court à toute tentative d'interruption, "mais la tristesse de votre regard ne s'accorde vraiment pas à la sincérité de votre mine boudeuse". À peine avait-il achevé sa phrase, qu'il tourna les talons, tout en lâchant un courtois "je vous laisse maintenant".
- Attendez, voulez-vous boire quelque chose ?
À ces mots, que pourtant lui seul dut entendre, le temps sembla se suspendre, comme si, dans un même élan de stupeur, les clients s'étaient retrouvés le souffle coupé par cette soudaine fonte des glaces. Même le dernier titre à la mode sembla se faire plus doux, comme admiratif devant le miracle accompli. Cela ne dura qu'un instant, mais lorsque la Terre recommença à tourner, quelque chose avait définitivement changé. Les danseurs se désarticulèrent avec moins d'entrain, tandis que le brouhaha commun à tous les night-clubs se transformait en un chuchotement quasi harmonieux. Tout le monde ne parlait plus que d'une chose, la fin d'une éternité que tous considéraient comme immuable. Insensible à ce changement, le fauteur de trouble répondit qu'il acceptait volontiers son invitation à parler, mais jamais il ne but quoi que ce soit. Personne ne sut ce qu'ils se dirent, et beaucoup soutinrent qu'ils ne les virent pas échanger la moindre parole, ce dont je ne doute guère finalement. Quoi qu'il en soit, lorsque le "glaçon de braises" franchi la porte au matin, ce fut pour ne plus revenir.
Voilà, tu sais maintenant pourquoi cette boîte de nuit s'appelle "Chez l'inconnue disparue"...